Pas toujours facile d’assumer son unicité, mais c’est encore plus ardu de trouver sa place dans le monde lorsque l’on se sent totalement différent de ceux qui nous entourent. C’était le cas de l’abeille qui avait de trop grandes ailes…
Cette abeille était vraiment maladroite avec ses ailes plus longues que son corps, aux formes disproportionnées qui, en plus, ralentissaient son vol. Elle enviait les petites ailes courtes et aérodynamiques de ses sœurs, tandis que celles-ci prenaient plaisir à se moquer de ses difficultés à manier la direction de ses appendices duveteux manquant de transparence.
Comble de malheur, chaque fois qu’elle sortait de la ruche avec ses congénères, notre abeille disgracieuse portant le numéro 4522 se sentait irrésistiblement attirée par l’odeur des roses multicolores poussant dans un somptueux jardin pas très loin de son essaim. Sans cesse, ses consœurs devaient la rappeler à l’ordre :
– Ce n’est pas ce qui a été planifié aujourd’hui, 4522, nous devons aller dans le trèfle, lui ordonnaient-elles.
– Mais les roses printanières sentent tellement bon, rétorquait la récalcitrante, enivrée.
– Une mission, une sorte de pollen! On ne mélange pas les saveurs, tu le sais bien, insistaient les ouvrières.
Malgré elle, la petite abeille aux grandes ailes virevoltait dans les airs et se laissait constamment distraire.
Cela lui valut d’être réprimandée par l’abeille contremaître :
– Qu’est-ce que j’entends? Une abeille qui n’obéit pas aux ordres?
– C’est qu’il y a tellement de belles fleurs colorées, leur parfum est si capiteux, comment puis-je résister?
– Une abeille laborieuse ne se laisse pas influencer par ses états d’âme, 4522. Elle observe méticuleusement les règles instaurées par la Reine, et s’affaire de son mieux à la tâche qui lui est confiée!
– Peut-être que si je m’adressais à sa Majesté, elle comprendrait? osa rétorquer la mignonne hyménoptère. Ça ferait changement de donner un autre bouquet à notre miel doré.
– Vous êtes folle? On ne change pas une formule qui marche! Toute la colonie est bien assez nourrie et notre Reine n’en pond que plus d’œufs chaque jour. Contentez-vous de faire ce qu’on vous demande sans broncher, 4522. Je ne veux plus entendre un mot, sinon, vous vous retrouverez aux corvées de nettoyage des alvéoles…
La pauvre petite abeille difforme voulait à tout prix éviter cette punition, car ses ailes pendantes se retrouvaient toujours toutes sales et collantes, l’empêchant de voler pendant des jours… Elle n’aurait pas pu supporter de ne pas avoir le droit de survoler les champs de pâquerettes et de coquelicots sur la route menant aux ronces et au champ de trèfles.
Après le couvre-feu, alors que ses sœurs étaient paisiblement endormies, 4522 se plaisait à rêvasser qu’elle virevoltait librement au soleil, se dandinant de fleurs rouges en fleurs bleues, oranges ou mauves, pour ensuite aller doucement se poser au cœur d’une magnifique pivoine et pour déployer ses grandes ailes et se reposer en béate contemplation.
Or, dès le lever du jour, c’était le branle-bas de combat dans la ruche. Toutes les abeilles accouraient se mettre en formation pour débuter au plus vite la récolte du pollen. 4522 avait peine à suivre la cadence et, bien souvent, se demandait quel était le sens de toute cette agitation. Elle s’appliquait tant bien que mal à suivre le rythme : envol, boulot, dodo… mais déprimait à vue d’œil.
Si au moins elle avait pu être aussi belle que ses sœurs. Elle aurait bien aimé pouvoir peindre des lignes jaunes sur son corps tout noir et découper ses ailes en forme de cœur pour les rendre plus efficaces… Surtout, elle en avait marre de se faire dire qu’elle était distraite, paresseuse, lente et inutile.
C’est en ruminant sur son triste sort que 4522 se laissa distancer du reste de la troupe, oubliant une fois de plus quelle direction elle devait prendre. S’approchant de la roseraie aux odeurs exaltantes, 4522 ne put résister à la tentation de jeter un coup d’œil, et fut éblouie par les mille et une couleurs luxuriantes qu’elle y découvrit.
– Suis-je au paradis? se demanda-t-elle à voix haute.
– Bien possible, répondit une voix douce et chaude. La floraison des roses musquées est assurément un moment béni des dieux!
– Qui me parle? s’inquiéta 4522, un peu perdue au sein de tant de splendeurs.
De grandes ailes irisées frémirent au sommet d’un rosier violacé, et un être majestueux prit gracieusement son envol. 4522 recula d’un bond, éberluée.
– Ohhh! s’émerveilla-t-elle. Seriez-vous un ange?
– Pas du tout, rétorqua la nymphe scintillante, je suis seulement un papillon, tout comme toi!
– Un quoi? questionna 4522. Je ne suis pas un papi… je ne sais quoi! Je suis une abeille!
– Hahaha! ricana l’ange iridescent. Qui a bien pu te faire croire une chose pareille?
– Je vis dans une ruche, avec mes sœurs, et je suis assignée à récolter le pollen…
– Voyons ma chérie, regarde tes ailes. Vastes et voluptueuses, elles sont faites pour caresser les pétales gorgés de rosée, valser avec la brise chatoyante, tournoyer dans les rayons de soleil…
– Mon chef que dit que tout cela n’est que perte de temps, répondit 4522, penaude. Et que cela ne contribue en rien à la croissance de la ruche.
– Et si tu étais née non pas pour travailler sans relâche et te conformer aux exigences d’une Reine autoritaire, mais plutôt pour amener de la beauté, de la légèreté et de la magie dans ce monde qui nous entoure?
Agitant ses ailes en signe de découragement, 4522 soupira :
– Mais je n’ai rien de magique. Et je suis toute moche, avec mon corps sans rayure, mes ailerons jaunâtres déglingués, et mes longues antennes écartelées…
– Ne vois-tu pas que tu as été parfaitement parée de teintes remarquables pour enjoliver les parterres de fleurs, et prodigieusement proportionnée pour voleter candidement au-dessus des champs? Tous les êtres vivants s’émerveillent à la vue de tes charmantes chorégraphies aériennes, et sont inondés de bonheur quand tu oses te poser tout près d’eux. Mêmes les fleurs soupirent d’aise lorsque tu daignes te prélasser dans leurs corolles épanouies.
– Je n’ai pas le droit de me poser sur une fleur qui n’a pas été officiellement approuvée par le rucher, ânonna 4522.
– Un papillon n’a pas à se soumettre aux lois des abeilles. Il ne lui sert à rien de revendiquer ses droits auprès de la Tête couronnée. Il n’est pas venu se soumettre, mais être souverain, c’est d’ailleurs pourquoi ton véritable nom est Monarque.
Au même moment, une volée de papillons aux coloris variés fait son entrée dans la roseraie, voltigeant joyeusement dans tous les sens, sous le regard ébahi de celle qui, finalement, réalisa qu’elle n’avait jamais été une abeille… Heureuse de retrouver les siens, plus jamais Monarque ne regarda en arrière et accepta pleinement sa réelle nature, libre, noble et autonome, inspirant tous et chacun à choisir à leur tour d’assumer leur divine souveraineté.
Et vous, se pourrait-il que vous soyez un papillon qui se soit toute sa vie identifié à l’univers des abeilles? Vous avez le choix de continuer de vous y conformer, voir même de tenter de revendiquer votre liberté ou, tout simplement, déployer vos ailes, prendre votre envol et, porté par la félicité de votre émancipation intérieure, aller retrouver vos Frères et Sœurs divins… afin de créer tous ensemble ce Paradis sur Terre dont vous rêvez depuis si longtemps.
Message de Bianca Gaïa/Diane LeBlanc,
publié le 26 Mai 2020 sur www.biancagaia.com.
Vous êtes invités à faire circuler ce texte à condition d’en respecter l’intégralité,
y compris ces quelques lignes.